Peter Stuart Ney, instituteur d’une petite ville de Caroline du Sud en 1819, était-il le maréchal Ney ?



Michel Ney, duc d'Eichingen, prince de la Moscova, maréchal de l'Empire en 1804.

(Meynier Charles, 1768-1832) - DR -

A Brownsville, Caroline du Sud, Etats-Unis d’Amérique, Peter Stuart Ney avait été engagé comme instituteur, en 1819, pour remplacer l’instituteur précédent parti à la retraite. Très contents de lui avoir trouvé un remplaçant, les parents d’élèves eurent bientôt l’occasion de se féliciter du nouveau maître. Intelligent, vêtu à la militaire, ponctuel, sourcilleux sur la discipline, il avait ainsi décliné ses qualités lors de son embauche :
— Je viens de consacrer trois années à une étude approfondie du grec, du latin et des mathématiques.
Et cela avait suffi à imposer le respect. D’autant que, dans sa classe, Peter Stuart Ney n’admet pas le moindre écart. « Un jour, raconta plus tard l’un de ses élèves, je restai délibérément – dans un accès de rébellion – les talons écartés malgré le commandement de garde à vous ! Il vint alors vers moi et me marcha sur le pied avec une telle force que je n’oubliai jamais la leçon. »
Sévère ? Oui. Mais juste. Un autre jour, ayant noté que des melons d’eau avaient été volés, sans doute par des élèves gourmands, il essaya de découvrir les coupables. L’un des « suspects » interrogés lui ayant déclaré : « Je connais ceux qui ont fait ça, mais je ne peux pas les trahir », il félicitera le garçon : « Tu as raison. J’espère que tous imiteront ton silence. »
Evoquant le souvenir de ce Ney d’outre-Atlantique dans un ancien numéro d’Historia, en 1960, Bernard Boringe souligne d’autres traits du bonhomme : « Toujours complaisant, il apprenait aux enfants à se tenir à cheval (lui-même montait magnifiquement) ; il aidait ses voisins à rédiger leurs lettres ; il leur donnait des conseils pour soigner les chevaux et même pour construire des ponts ou des écluses. Avide de lecture, il s’intéressait aux journaux, il écrivait des articles ou des poèmes en vers. Il savait dessiner et peindre à l’aquarelle et, surtout, il adorait la musique.

Il possédait une flûte, et les passants restaient longtemps sous les fenêtres de sa maison à écouter les airs mélancoliques dans lesquels il semblait se complaire. »
Aux curieux qui lui demandaient : « D’où venez-vous ? Avez-vous de la famille ? », il répondait, mystérieux à souhait : « L’obscurité est ma gloire. » Ou : « Je ne suis pas inscrit sur le registre commun des hommes. » Parlant grec, latin, hébreu, français, écossais, un peu l’allemand et le russe, Peter Stuart Ney avait dû être, de l’avis général, soldat. Ne maniait-il pas, à l’occasion, sa canne comme un sabre ? Ne l’avait-on pas vu, un jour, soutenir un combat d’entraînement avec un professeur d’escrime réputé et avoir raison de lui au point que le professeur dira aux élèves admiratifs :
— Vous avez là un maître, vous n’avez pas besoin de moi.
Un autre de ses écoliers témoignera quelques années plus tard :
— C’était un aigle, un lion, un tigre du Bengale. De son regard se dégageait un magnétisme auquel nul ne pouvait rester insensible. Quand il posait les yeux sur vous, vous aviez le sentiment qu’il pénétrait jusque aux tréfonds de votre âme, et on ne pouvait que l’aimer ou le craindre.

En 1821, un incident déclencha de nouvelles interrogations sur cet homme exemplaire qui avait fini par faire partie du paysage de Brownsville. Un des élèves ayant apporté en classe un journal, Peter Stuart Ney s’en empara et commença de le lire. Pour s’effondrer de son estrade quelques minutes plus tard ! Les élèves le ranimèrent et un docteur, appelé à la rescousse, le conduisit jusqu’à sa chambre.
Le lendemain, l’instituteur ne s’étant pas présenté à l’école, l’un de ses voisins, le colonel Rogers, se présenta chez lui. Malgré des coups répétés contre la porte, personne ne lui répondit. Aussi décida-t-il de forcer la serrure. Pour trouver Peter Stuart Ney gisant dans son sang, un couteau planté dans la poitrine !
Le docteur, de nouveau appelé à l’aide, et pour du sérieux cette fois, réussira à arrêter l’hémorragie. Sorti de son coma et sommé de s’expliquer sur cet acte insensé, le blessé dira, en sanglotant :
— Oh… Napoléon est mort. C’est mon dernier espoir qui s’en va…
Et l’on comprit qu’il avait lu, dans le journal de la veille, cette nouvelle qui l’avait bouleversé : la mort de l’Empereur à Sainte-Hélène. Mais en quoi cela le concernait-il ? Et au point de se suicider ! Il consentira à s’en expliquer :
— Vous connaissez le nom de Ney, maréchal de France ? On a dit qu’il avait été fusillé en France le 7 décembre 1815. C’est un mensonge…
— Mais quelle preuve avez-vous de cela, s’inquiétera le colonel Rogers.
— La preuve ? La preuve, c’est que le maréchal Ney c’est moi !

Acrostiche pour Martha Hampton par
Peter Stewart Ney, 1843.

(Rowan Library Davidson college, Caroline du Nord) - DR -

« Bribes par bribes, nous dit Bernard Boringe, le blessé raconta son histoire. Ses auditeurs l’écoutaient, médusés. Les grandes étapes du procès du maréchal, dont ils avaient tant entendu parler quatre ans plus tôt, leur revinrent peu à peu en mémoire. Nul n’ignorait que le meilleur des soldats de Napoléon était passé, après l’abdication de Fontainebleau, au service de Louis XVIII ; qu’au moment du retour de l’île d’Elbe, et malgré sa promesse au roi de ramener Bonaparte «dans une cage de fer», il était tombé dans les bras de l’Empereur à Lons-le-Saunier ; enfin, qu’après Waterloo, il avait figuré en tête de la liste de proscription pour crime de trahison. Découvert dans un château du Cantal par la police royale, il avait été jugé à Paris par la Chambre des pairs. La condamnation à mort du «brave des braves» avait causé beaucoup d’émotion, aussi bien en France qu’à l’étranger. Dans les milieux du faubourg Saint-Germain, la haine contre les serviteurs du Corse avait alors atteint son paroxysme : assoiffées de vengeance, les dames royalistes se réjouissaient de voir couler le sang des traîtres. Implorée par la maréchale Ney, la duchesse d’Angoulême s’était bornée à répondre qu’elle ne s’occupait pas de politique. Louis XVIII, débordé par ses propres partisans, ne pouvait songer à faire grâce au vieux soldat. »
 

Plaque apposée sur le mausolée de protection de la sépulture de Peter Stewart Ney, cimetière de Third Creek, Caroline du Nord

(Rowan Library Davidson college) - DR -

D’où la décision des amis de Ney, prince de la Moskowa, de préparer son évasion. Parmi eux le lieutenant Selves (1) qui tenta – en vain – de percer le plancher de sa cellule. Et aussi trois Anglais qui, plus tard, réussirent à exfiltrer La Valette de Paris, mais échouèrent dans leur tentative en faveur de Ney.
Le 7 décembre 1815, un fiacre entouré d’une forte escorte de soldats, quitte le palais du Luxembourg à 9 heures du matin. A l’intérieur du fiacre, le maréchal Ney que l’on conduit sur le lieu de son supplice, à l’Observatoire (alors qu’à l’ordinaire les exécutions avaient lieu place de Grenelle).
A quelques mètres du point de destination, le fiacre s’arrête. Ney et deux gendarmes en descendent. Un prêtre s’avance vers le prisonnier qui s’agenouille, reçoit la bénédiction et, avisant le peloton d’exécution, s’écrie :
— Je proteste devant le Ciel et les hommes que le jugement qui me condamne est inique. J’en appelle à l’Europe et à la postérité.
On propose de lui bander les yeux. Il refuse et va s’appuyer contre le mur qu’on lui a désigné. Et puis :
— Faites votre devoir. C’est là qu’il faut frapper, ne me manquez pas… Mon honneur…
Il n’a pas le temps d’en dire plus : une salve et il s’écroule frappé à mort. Le corps sera emporté vers l’hospice voisin de la Maternité. Il y restera deux jours puis sera transféré, dans le plus grand secret, au cimetière du Père-Lachaise.
— Ça, c’est la version officielle, explique le Ney de Caroline du Sud à ses auditeurs interloqués. En fait, j’ai été sauvé par l’intervention de la loge maçonnique de l’Ancienne Fraternité qui a agi avec l’accord d’un illustre franc-maçon, le duc de Wellington. Wellington était le vrai maître de Paris depuis Waterloo et l’occupation en France qui en a résulté. Je sais bien qu’on dit que Wellington avait officiellement refusé d’intervenir pour moi en disant qu’il ne voulait pas s’occuper de la politique du gouvernement français. S’il l’a dit, ce n’était qu’une façade.

— Que s’est-il alors passé ? demandent les auditeurs désormais passionnés.
— Le soir de ma condamnation, Wellington est allé voir Louis XVIII pour obtenir ma grâce. Mais, sous l’influence du comte d’Artois, le roi a refusé. Wellington lui a alors dit : « Vous oubliez que je commande les armées qui vous ont mis sur le trône ! »

Ainsi, grâce à l’illustre Anglais, le peloton d’exécution ne fut-il composé que d’anciens soldats de la Grande Armée à qui il fut commandé de « viser haut ». Il était entendu que je me jetterais aussitôt sur le sol.
— Mais le sang ?
— On m’avait fait parvenir dans ma prison une fiole contenant un liquide couleur sang. En me laissant tomber, je l’ai brisée. Et j’ai attendu. Au bout d’un quart d’heure, on m’a transporté à l’hôpital de la Maternité. Là, on a mis un cadavre à ma place et je me suis enfui. Le soir même, je partais pour Bordeaux avec le Corse Pascal Luciani, apparenté à l’Empereur, et le général Lefevbre-Desnouettes. Une quinzaine de jours plus tard, j’avais des billets pour l’Amérique sur le City of Philadelphia. Et nous partîmes, Luciani, Lefebvre-Desnouettes et moi. Et nous débarquâmes à Philadelphie.
— Comment avez-vous vécu ?
— J’ai étudié le grec, l’anglais, le latin, l’hébreu pendant trois ans. Et j’ai choisi l’enseignement. Mais maintenant que Napoléon est mort, tout est fini, tout est fini…
— Mais pourquoi avez-vous gardé ce nom qui vous dénonçait ?
— Parce que c’est le mien. J’y ai adjoint deux noms : le prénom de mon père, Pierre [Peter], et le nom de ma mère, Stuart, qui était d’origine écossaise. Je vous demande de garder mon secret, mes amis. Si les Bourbons me savaient vivant, ils enverraient un assassin pour se débarrasser de moi.
Tous jurèrent. Mais Peter Stuart Ney, qui s’était mis à boire beaucoup, ne sut tenir sa langue, faisant état à tout propos désormais, et notamment devant ses élèves, de sa véritable identité. Et il se mit à lire tout ce qui concernait l’Empereur : Napoléon et ses maréchaux de Headley, La Vie de Napoléon de Walter Scott, Napoélon en exil d’O’Meara.

Son histoire ayant fait le tour de la Caroline du Sud, il partit s’installer, toujours comme instituteur, à Mocksville, en Caroline du Nord. Ayant appris que Louis-Philippe avait succédé aux Bourbons, il placera alors ses espoirs dans le duc de Reichstadt :
— Napoléon II montera sur le trône et je rentrerai en France, car je suis le maréchal Ney.
En 1832, l’Aiglon meurt et Peter Stuart Ney se laisse aller de nouveau au désespoir :
— Le jeune Napoléon est mort. Avec lui s’évanouit pour moi tout espoir de rentrer en France, de revoir ma femme, mes enfants, mes amis…

A l’occasion, il voyage. Dans l’Etat d’Indiana, à Knightown, il tombe dans les bras d’un pasteur protestant qui se trouve être le colonel polonais Lehmanowski, ancien de la Grande Armée. Un autre jour, il confie à un ami :
— Ma femme m’a écrit de rentrer. Elle me dit qu’on m’a pardonné. Mais le vieux Ney n’ira pas. Il y a un piège là-dessous. Si j’y allais jamais, je m’arrangerais pour arriver à la nuit tombée et repartir avant l’aurore.
En 1846, alors âgé de 77 ans et très malade, il est soigné par le docteur Locke qui lui avoue ne plus pouvoir rien faire pour lui :
— Vous avez vécu dans le mystère. Vous allez mourir. Dites-nous qui vous êtes vraiment…
— Je ne veux pas mourir le mensonge aux lèvres : je suis Michel Ney, maréchal de France.
Le même soir, il s’éteint en disant : « Bessières est mort, la Vieille Garde est battue ! Maintenant que je meure ! »
Enterré au cimetière de Third Creek, sa tombe porte ces mots : « A la mémoire de Peter Stuart Ney, natif de France et soldat de la Révolution française sous Napoléon Bonaparte. Il a quitté cette vie le 15 novembre 1846, âgé de 77 ans. »
Relevant un certain nombre d’erreurs concernant le véritable Ney dans les récits et les souvenirs du Ney d’outre-Atlantique, Bernard Boringe écrit :
« Toutes ces erreurs seraient invraisemblables si elles étaient tombées de la plume du «brave des braves». Mais le plus extraordinaire est sans doute la façon dont Peter Stuart Ney raconte la pseudo-fusillade de l’Observatoire. Comment imaginer qu’un tel secret ait été gardé par les soldats d’exécution ? Comment personne n’aurait-il vu que ces hommes tiraient par-dessus la tête du condamné ? Comment supposer qu’aucun des curieux ayant défilé devant le corps du maréchal, à l’hospice de la Maternité, ne se soit aperçu qu’il y avait eu substitution du cadavre ? Un dernier argument s’impose. Après la révolution de juillet, Louis-Philippe se montra favorable aux Bonapartistes et se plut à rendre leurs pensions aux vieux serviteurs de Napoléon. Le président du Conseil, Jacques Laffitte, maria sa fille au jeune prince de la Moskowa, fils du «brave des braves». Certains députés demandèrent même qu’on transportât au Panthéon la dépouille du maréchal Ney. Pourquoi celui-ci, s’il avait alors été en Amérique, n’aurait-il pas traversé l’Océan pour revoir sa famille et recevoir à Paris les hommages de tous les partisans de Napoléon ? »

Reste que le Ney d’outre-Atlantique était à coup sûr un ancien soldat. Qui avait connu les guerres de l’Empire. Et qui avait reçu de graves blessures – notamment à la tête – au combat. Expliquent-elles une éventuelle mythomanie accentuée par un goût exagéré du whiskey ? Il n’empêche qu’en 1946, les habitants du Third Creek firent une grande cérémonie pour le centième anniversaire de sa mort. Et que le 4 février 1909 mourut à Saltillo, Indiana, un centenaire nommé E.M.C. Neyman, docteur de son état et qui disait descendre du maréchal Ney :
— Je suis né en France, à Paris, le 2 février 1808. Ma mère se nommait Aglaé Auguié et j’étais le troisième de quatre enfants. Je me rappelle encore Waterloo, j’avais quatre ans, qui détruisit notre foyer.
Il expliquait encore qu’une fois installé en Amérique, son père l’avait envoyé à Baltimore faire ses études de médecine. A cette date, Peter Stuart Ney était bien maître d’école dans un village des Carolines. Le vieillard de Saltillo parlait, du reste, rarement de ses origines de peur de nuire au reste de sa famille restée en France. Nul ne mit en doute sa parole. Après sa mort, il eut droit à une pierre tombale sur laquelle étaient gravés ses mots : «
 E.M.C. Neyman. Originaire de France. Fils du maréchal Ney. »
Le docteur Neyman eut une descendance. Son fils, épicier dans une petite ville du Texas, eut deux filles. Il donna à l’une d’elles le prénom d’Aglaé, prénom qui, faut-il le rappeler, était celui de la princesse de la Moskowa…


Alain Sanders


(1) Sous le nom d’Osman Pacha, il servit plus tard dans l’armée de Mehmet Ali.

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