Lafayette, héros de deux nations

Metz, 17 août 1755. A la table du comte de Broglie, chevalier des Ordres du Roi, lieutenant-général de ses armées, commandant en chef des Trois Evêchés. En son hôtel de la Haute-Pierre (c’est, aujourd’hui, le palais de justice de Metz).
Ce soir-là, le comte traite SAR le duc de Gloucester, frère du roi d’Angleterre George III. A un moment, une belle dame de la suite de Gloucester déclare :
— J’espère que le gouvernement de SM George III, notre bien-aimé souverain, aura vite fait de ramener à la raison ces voyous de Boston qui refusent de payer des impôts. Et qui maintenant se révoltent ouvertement. Qu’attend-on pour les pendre ?
Cette belle jeune femme, lady Thorms, continue :
— Il faut les pendre ! Où allons-nous si tous les va-nu-pieds des colonies se mettent à se révolter ?
Un silence. Et une voix, jeune et ferme qui s’élève :
— Ces voyous, ces va-nu-pieds, comme vous nommez les Insurgents, sont des hommes qui luttent pour la liberté. Ils méritent l’estime des honnêtes gens.
L’auteur de cette intervention qui fait scandale ? Gilbert de Motier, marquis de Lafayette, né au château de Chavaniac en Auvergne. Il a 17 ans et il est marié, depuis quelques mois, à la fille du duc d’Ayen, de la maison de Noailles. Il est capitaine et il est, à Metz, sous les ordres de son cousin et, pour l’occasion, son hôte, le comte de Broglie.
A ce moment, le duc de Gloucester prend la parole :
— Ce jeune homme n’a pas absolument tort. Si l’on veut trouver les vrais fauteurs du soulèvement des colons, ce n’est pas à Boston qu’il faut les chercher. Mais à Londres. Au palais du Parlement.
Brouhaha. Gloucester continue. Et on passe à autre chose. Mais, ce soir-là, Lafayette a pris une décision : il ira se battre aux côtés des Insurgents. Au matin, il convoque son serviteur, Jean Desalme.
— Prépare mes bagages, nous partons.
— Nous partons ?
— Oui. Pour l’Amérique. On va acheter un bateau pour y aller.

— Prépare mes bagages, nous partons.
— Nous partons ?
— Oui. Pour l’Amérique. On va acheter un bateau pour y aller.
— Un bateau ? Mais ça coûte… Que va dire Me Nicolas Dufourment ? 

Dufourment, ancien secrétaire du père de Lafayette tué à l’âge de 25 ans à la bataille de Minden face aux Anglais, est le mentor du jeune chien fou. Et il administre les biens de Lafayette. Il va falloir le convaincre. Certes Lafayette est riche. Très riche. Mais la fortune familiale est déjà bien écornée. Il n’empêche : Lafayette convainc Dufourment qui accepte l’achat du bateau à la condition d’être du voyage. Plus tard, Lafayette rencontre son ami, Charles de Guéménée qui se dit prêt à l’accompagner.
Pour concrétiser leur projet, les deux amis regagnent Paris et s’installent à Versailles où ils ont leurs habitudes au Cabaret de l’Epée-de-bois. Un soir, un Anglais, Lord Crawley, pris de boisson, se permet de critiquer Marie-Antoinette. Sans hésiter, Lafayette le provoque en duel. Et lui transperce l’épaule. Une action d’éclat qui lui permet d’être reçu par le ministre de la Guerre, M. de Maurepas. Lafayette plaide sa cause et demande au ministre de lui accorder son agrément.
— C’est une folie, dit Maurepas. Je vous la refuse.

De retour à Metz, Lafayette compte ses « troupes » : Guéménée, Boismartin, le chevalier de Chastelluz, une centaine de volontaires. Dont un vieux baroudeur allemand revenu de toutes les guerres, le baron – ou supposé tel… – de Kalb.
Un jour, un « Anglais » se présente à Lafayette. Il se nomme Gibbs, se dit irlandais, affirme détester les Anglais et se faire fort de trouver un bateau à Bordeaux. Peu méfiant, Lafayette le charge de la transaction. En fait, Gibbs est un espion à la solde de lord Crawley. Qui le charge de « monter » à Versailles pour tout raconter à l’ambassadeur du roi d’Angleterre.


Quinze jours plus tard, Gibbs est de retour à Metz. Pour dire qu’il a trouvé le bateau. Un brick de 200 tonnes, armé de vingt canons. Son prix ? Une petite fortune : 112 mille livres. « Trop cher, dit Dufourment. Pas question de payer. »

On suggère alors à Lafayette un marchand d’armes de Paris : Caron de Beaumarchais. Ce dernier, qui ne fait pas que l’auteur de pièces de théâtre, œuvre sous le pseudonyme de Rodrigue Hortalez et arme déjà les Insurgents. Il accepte de prêter à Lafayette les 112 mille livres.
Si l’opinion publique est anti-anglaise, la France officielle ne peut prendre le risque de fâcher l’Angleterre. Une lettre de cachet condamne Lafayette à être emprisonné à la Bastille. Histoire de le calmer. Il se cache alors dans Paris et, clandestin dans la ville, il rencontre Benjamin Franklin dans sa résidence de Passy. Franklin le nomme alors major-général dans l’armée des rebelles.
Fou de joie, Lafayette quitte Paris et rejoint Bordeaux par des chemins de traverse. Il s’installe à l’Auberge de la Lame d’acier où il est bientôt rejoint par une quarantaine de volontaires : Chastelluz, Boismartin, Simat, La Colombe.
Recontacté par Gibbs, Lafayette paie le prix du voilier au nom prémonitoire, La Victoire, mais à l’aspect peu recommandable : c’est un rafiot. On embarque pourtant et on se prépare à appareiller. Trop tard ! Une barque bloque le navire. A son bord, un huissier, Me Chovin, et Me Dufourment. Et des archers du roi.
— Nous venons saisir le bateau, dit Me Chovin.
— Et à quel titre ? La Victoire est au nom de mon ami Boismartin.
La Victoire appareille et met à la voile sur Pasajez, petit port espagnol. De là, Lafayette dépêche Jean Desalme au duc d’Ayen, son beau-père, avec une lettre lui demandant de transmettre à Maurepas une « autorisation de voyager ». Sans plus de précisions. Deux semaines après, Desalme revient. Sans l’autorisation.
— Il faut partir, décide Lafayette qui sait qu’il peut être arrêté à tout moment.
Et l’on part. Pour un voyage long et pénible : La Victoire se traîne. Après 52 jours de mer, c’est l’Amérique. Les voyageurs débarquent près de Georgetown où ils sont reçus par le notable de la ville, le major Benjamin Hüger. Qui leur conseille d’aller à Philadelphie et de rejoindre George Washington via Charlestown.
A Philadelphie, personne ne les attend. Et personne ne veut les recevoir. Après maintes protestations, Lafayette obtient d’être reçu. Les lettres de recommandation de Franklin ? Ses interlocuteurs n’en ont rien à faire. Les grades d’officiers ? Nuls et non avenus. Des soldes ? Il n’y a pas un sou.

Lafayette se fâche, discute, explique. On lui concède le grade de major-général. Mais sans solde. Et on n’accepte d’engager que deux de ses compagnons : Simat et La Colombe.
— Et les autres ?
— Qu’ils rentrent en France !
Le lendemain, Lafayette est reçu par Washington. Le courant passe entre les deux hommes. Washington l’emmène voir ses troupes. Dix mille hommes. En guenilles. Affamés.
Un officier, gêné par ce spectacle, dit au jeune Français :
— Nous nous sentons embarrassés de nous montrer ainsi à un officier qui vient des troupes françaises.

 
— C’est pour apprendre et non pour enseigner que je suis ici, répond Lafayette qui, du même coup, conquiert les cœurs.
A Brandywine, c’est le baptême du feu pour Lafayette. Il est de tous les assauts. Il y gagne une blessure : un méchant coup de baïonnette. Après de longues semaines de convalescence Washington lui confie le commandement de 4 000 hommes à Albany et le charge d’aller reprendre le Canada aux Anglais ! Ces 4 000 soldats sont en haillons, ils sont squelettiques et tétanisés par le froid. Lafayette leur achète des vêtements, les nourrit, restaure la discipline.

Lafayette, qui échappe de peu à un kidnapping préparé par les Anglais, est de tous les combats. A la bataille de Montmouth, il œuvre en tant que second de Washington.
 
En France, la situation a évolué. Et Louis XVI, qui a définitivement choisi son camp, envoie aux Insurgents une flotte commandée par l’amiral d’Estaing. Pour concrétiser cette alliance, Lafayette embarque sur L’Alliance, justement et, après trois semaines de mer, arrive en France. A Versailles, il est reçu et fêté par le roi et la reine. Condamné à huit jours d’arrêts pour être parti sans autorisation, il est aussitôt nommé maistre de camp de l’armée française.
Après une année passée en France, Lafayette revient en Amérique avec cinq mille hommes commandés par Rochambeau. Sous les vivats, les Français débarquent à Boston le 28 avril 1780. Mais il faut déjà repartir. Direction Yorktown où les Insurgents assiègent les troupes du général Cornwallis.
Cornwallis n’est pas un inconnu pour Lafayette. C’est lui qui commandait à la bataille de Minden où le père du jeune héros a été tué. Le 19 octobre 1781, la ville de Yorktown, Virginie, tombe entre les mains de Washington. Un célèbre tableau du musée national du château de Versailles représente l’état-major franco-américain lors du siège de la ville. Au centre, Washington. A sa gauche, Lafayette. A sa droite, Rochambeau.
La campagne, qui mettait fin à la guerre d’indépendance américaine, nécessita une totale coopération franco-américaine. Coopération sur terre, où il s’agissait de savoir si l’on se battrait pour New York ou plus au sud, en Virginie. Coopération terre-mer avec l’appui de la flotte française.
En juillet 1781, Rochambeau et ses hommes avaient rejoint Washington au nord de New York. Mais l’amiral de Grasse insista – et obtint gain de cause – pour intervenir en Virginie. Non seulement De Grasse intercepta victorieusement la flotte anglaise venue en renfort mais, remontant la baie de Chesapeake jusqu’à Baltimore, il transborda les 9 000 hommes de Washington et les 7 800 hommes de Rochambeau jusqu’à Yorktown.
De retour en France, Lafayette est devenu la coqueluche de Paris. Il est reçu à l’Hôtel de Ville, à l’Opéra, à Versailles. Il se déguise en Peau-Rouge, il porte des anneaux dans le nez, il enseigne la danse du scalp ! Il est nommé maréchal de camp et il est fait chevalier de Saint-Louis. Et l’on répète avec admiration le nom de ses enfants : son fils, George-Washington ; sa fille, Virginie.
 

 

Il reviendra pour un long séjour en Amérique où Washington le recevra comme un fils dans sa belle propriété de Mount-Vernon. Mais il faut rentrer. Et retrouver un pays où l’orage commence de gronder. En 1787, il est désigné par la noblesse pour représenter la sénéchaussée d’Auvergne. Le reste ? Eh bien, le reste c’est une autre histoire de l’Histoire. Et elle est nettement moins héroïque…


Alain Sanders

 

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