Mémoire sudiste :
juillet 1863,
la bataille de Gettysburg

La campagne de Pennsylvanie engagée par le général Lee au printemps 1863 devait marquer la reprise de l’offensive confédérée sur le terrain ennemi, après l’échec de la campagne du Maryland, sur l’Antietam, en septembre de l’année précédente. En faisant remonter ses troupes des environs de Fredericksburg le long de la vallée de la Shenandoah, à l’abri derrière les collines bleues, l’objectif de Lee était de surprendre les Yankees et d’amener l’armée du Potomac, la principale armée fédérale, à découvert pour la détruire. Washington se trouvant alors sans défenseur, Lincoln aurait été forcé de négocier la paix et d’accepter la sécession.

Rien ne prédisposait la petite bourgade de Gettysburg, au sud de la Pennsylvanie, à devenir le lieu de cette confrontation déterminante et de la bataille la plus meurtrière jamais livrée sur le sol américain. Une bataille dont les pertes pour les deux camps s’élevèrent à plus de cinquante mille blessés ou tués.

Du côté des Fédéraux, le général Meade, nommé le 28 juin à la

tête de l’armée du Potomac, en pleine poursuite de l’armée de la Virginie du Nord, s’était choisi une solide position à Pipe Creek dans le nord du Maryland, à 22 km au sud-est de Gettysburg. Après s’être ainsi interposé entre Washington et les Sudistes, et pour abuser ces derniers sur ses intentions, il envoya le 1er corps du général Reynolds faire mouvement vers le nord et passer en Pennsylvanie. Il voulait faire croire qu’il continuait la poursuite, et se donner ainsi un répit pour renforcer ses positions. De son côté, Lee ayant appris à proximité des Yankees, qu’il pensait beaucoup plus au sud, entreprit de regrouper son armée dispersée, à Cashtown, au nord-ouest de Gettysburg.
Le 30 juin, le général A.P. Hill, commandant le 3e corps confédéré, informé de la présence à Gettysburg d’une importante quantité de ces chaussures dont les Sudistes manquaient cruellement, dépêcha la division du général Heth pour s’en emparer. La division de Heth devait en fait trouver, le 1er juillet au matin, l’avant-garde du 1er corps nordiste, composé des deux brigades de cavalerie du général Buford, présentes depuis la veille à Gettysburg. Lee avait donné l’ordre formel de ne pas engager prématurément l’ennemi, avant que l’ensemble de l’armée sudiste ne soit regroupée. Mais Heth, croyant n’avoir à faire qu’à des miliciens, déploya sa division, et entama un combat qui devint vite furieux, contre ce qui était en fait la cavalerie fédérale à pied… Heth alluma sans le vouloir la fournaise dévorante vers laquelle les deux armées afflueront bientôt, pour s’y jeter…

La bataille avait commencé sans qu’aucun des deux généraux en chef ne l’ait vraiment prévue ou voulue. Meade comptait attendre les Confédérés plus au sud, quant à Lee, il était davantage préoccupé de réorganiser ses propres forces que d’engager celles de l’ennemi. Contrairement à son habitude, Lee avançait à l’aveuglette. La cavalerie du général Stuart, les yeux et les oreilles de l’armée de la Virginie du Nord, qui avait été chargée de couvrir son flanc droit et de renseigner Lee sur les mouvements de l’armée yankee, qui avançait en parallèle, était perdue quelque part dans le Maryland, embarquée dans un raid devenu une errance derrière les lignes des Fédéraux. Stuart et ses cavalier épuisés ne pourront rejoindre le gros de l’armée sudiste que lorsque celle-ci aura engagé le combat, dans la journée du 2 juillet… Entre-temps, l’absence de Stuart, sa défaillance dans sa mission de reconnaissance et la confusion qu’elle entraînera, auront pesé lourd sur les événements.


La première journée de la bataille tourna cependant à l’avantage des Sudistes. Lancés dans la bataille par Lee, des renforts du 2e corps du général Ewell, arrivés par le nord, et d’autres du 3e corps du général Hill, venant par l’ouest, repoussèrent la cavalerie de Buford et finirent par bousculer les renforts d’infanterie nordiste, à commencer par le 11e corps, les « Allemands » du général Howard, qui s’effondrèrent dans l’après-midi. Ce qui permit aux Confédérés de prendre alors par le flanc le 1er corps, qui comptait la fameuse « brigade de fer » composée de régiments du MidWest, les rudes fantassins aux célèbres chapeaux noirs qui durent lâcher prise à leur tour… Mieux, le général Reynolds fut tué par un tirailleur confédéré.


Pourtant, au soir du premier jour, tout en tenant ainsi l’ébauche d’une grande victoire, Lee se trouvait paradoxalement dans une position délicate. Chassés de leurs positions au nord de Gettysburg et refluant en désordre à travers les rues sous le feu des Sudistes, les Fédéraux s’étaient repliés sur les hauteurs du sud de la ville. Ils commenceront dans la nuit du 1er au 2 juillet d’y établir une solide ligne de défense, sur laquelle viendront bientôt se concentrer et organiser leurs renforts. Une ligne allant d’est en ouest, des collines de Culp’s Hill et de Cemetery Hill, puis s’étirant vers le sud sur près de trois kilomètres, le long de la crête d Cemetery Ridge, pour finalement s’incurver en bout de ligne sur la petite colline de Little Round Top. Des positions en forme d’hameçon, sur lequel risquaient de se prendre les Sudistes… Lee verra bien un grand danger et la véritable bataille prendre forme autour de ces hauteurs, que les Yankees s’appliqueront à transformer en citadelles inexpugnables.

 

 

 

Il donnera l’ordre au général Ewell de prendre Cemetery Hill, pour conjurer cette menace et empêcher le verrouillage de la redoutable ligne de défense fédérale. Cet ordre ne sera pas exécuté… Ewell estimant au soir du premier jour que les positions yankees y étaient déjà trop fortes pour être prises. Une opinion qui sera très discutée, et formera l’une des grandes controverses de la bataille de Gettysburg. Il est probable que le général Jackson, mort deux mois plus tôt, n’eût pas reculé devant la besogne… De fait, la pusillanimité d’Ewell radicalisera l’option offensive pour les Sudistes, les obligeant à attaquer dans des conditions terribles l’excellente ligne de défense convexe des Fédéraux.

Cette oprion offensive, sur le modèle et dans la foulée de Chancelorsville, Lee semble d’ailleurs s’y être résolu avant même le début des combats, pour détruire vite et bien l’armée du Potomac.

 

Ses ordres, pour le 2 juillet, confirmeront cette volonté de frapper un grand coup. Lee décidera d’un double enveloppement par les flancs, sur le modèle classique d’Annibal à Cannes. Il voulait feinter l’ennemi en lançant une puissante attaque sur son aile gauche en même temps qu’il ferait diversion sur son aile droite. Les Fédéraux renforceraient ainsi la première en dégarnissant la seconde… Sur laquelle la diversion sudiste deviendrait alors une véritable attaque. Lee comptait sur la désorganisation du dispositif fédéral pour faire s’écrouler ses deux flancs, et prendre en tenailles l’armée du Potomac.

Ici se place la célèbre controverse autour du désaccord entre Lee et le général Longstreet, commandant du 1er corps sudiste, et son principal lieutenant depuis la disparition tragique de Jackson.

 

Hostile depuis le début à la campagne de Pennsylvanie, Longstreet était persuadé de la nécessité d’un redéploiement pour sortir de la configuration ambiguë dans laquelle se trouvait l’armée confédérée. Il était partisan d’un désengagement, d’un glissement vers le sud et d’un mouvement tournant vers la droite de l’armée fédérale, visant à s’interposer entre celle-ci et Washington. Cette manœuvre devant permettre à l’armée de la Virginie du Nord de reprendre l’initiative, de choisir son terrain et d’engager à nouveau l’ennemi dans les meilleures conditions possibles, pour l’unique grande bataille que ses moyens en hommes et en munitions lui permettait de livrer. L’idée n’était pas mauvaise en théorie, mais Lee la repoussera absolument pour d’excellentes raisons pratiques. Ne voulant pas désorganiser son dispositif, confiant dans la supériorité toujours confirmée de ses hommes sur les Yankees et craignant d’atteindre inutilement leur moral alors qu’ils avaient largement dominé durant cette première journée de combat. La décision de son chef une fois prise, Longstreet devait s’y plier, et collaborer de son mieux à son exécution. Tel ne fut malheureusement pas le cas…

Chargé de l’attaque sur l’aile gauche des Fédéraux, et pour des raisons qui ne sont pas toutes excusables.

 

Longstreet perdra un temps précieux à mettre en position ses troupes, qui n’attaqueront finalement qu’en fin d’après-midi, alors que Lee avait ordonné l’assaut pour le matin. Longstreet était coutumier du fait, déjà au second Manassas/Bull Run il avait été fortement critiqué pour sa lenteur à agir, mais son orgueil et son esprit d’indépendance confinèrent cette fois à l’insubordination… Certains diront même à la trahison, bien qu’il soit très difficile aujourd’hui d’établir précisément les responsabilités de chacun.

L’attaque sur Cimetery Ridge, commencée bien tard, fut néanmoins menée rondement. Elle enleva les premières positions de l’Union, le verger de pêchers, le champ de blé, et un labyrinthe de rochers appelé « l’Antre du diable ». Mais elle échoua sur les Round Top. A charge incontestable de Longstreet, il faut dire ici qu’on lui signala l’absence de troupes fédérales sur les Round Top, inexplicablement abandonnées par le général Sickles, pour des positions très en avant de la ligne nordiste, qui mettraient celle-ci en grand danger d’un flanquement et d’un contournement par l’arrière. Longstreet n’avisa même pas son chef de cette magnifique opportunité… Il préféra la lettre à l’esprit et maintint l’attaque frontale, prétextant l’ordre formel de Lee, qui laissait pourtant toute latitude à ses commandants de corps pour s’adapter aux circonstances particulières du combat. Le temps que les Sudistes enfoncent les premières lignes de l’Union, passent « l’Antre du diable » et parviennent au bas des collines, les Fédéraux s’étaient aperçus du danger et avaient envoyé des troupes reprendre position, in extremis, sur Little Round Top. Le combat, terrible et déterminant, sur les pentes abruptes et boisées de cette petite colline, révéla un officier de l’Union d’une trempe exceptionnelle. Le colonel Joshua Chamberlain, commandant du 20e Maine, qui repoussa tant qu’il le put les assauts, répétés et furieux des Confédérés, jusqu’à ce que, après deux heures de combats acharnés, ayant perdu le tiers de ses hommes et se trouvant à court de munitions, voyant un nouvel assaut se former, il lança son régiment dans une charge héroïque, baïonnette au canon. Ce brusque retournement de situation, l’audace stupéfiante des Yankees dévalant ainsi la pente vers eux, brisa le courage des hommes de l’Alabama qui, épuisés, se rendirent pour beaucoup…

Un peu plus au nord, sur le centre de Cemetery Ridge, le First Minnesota se sacrifia dans une charge désespérée pour ralentir les Sudistes, très supérieurs en nombre, et permettre aux renforts nordistes de combler la brèche ouverte par la malencontreuse manœuvre du général Sickles.
L’attaque nordiste sur le flanc droit des Fédéraux ne réussit pas davantage. L’irrésolution persistante d’Ewell empêcha la pleine utilisation des vétérans de la division StoneWall, qui furent là encore lancés trop tardivement dans la bataille, et qui échouèrent finalement sur les pentes de Culp’s Hill… Le fougueux Jubal Early s’empara bien des fortifications du 11e corps nordiste sur Cemetery Hill et s’y établit, mais soumis à la contre-attaque ennemie et n’étant pas soutenu, il dut abandonner sa position à la nuit tombante, écœuré… L’occasion de tourner le flanc des Yankees était aussi perdue de ce côté-là. Le talent et la fortune des armes étaient ce jour-là du côté des Fédéraux, qui réagirent avec beaucoup de sang-froid et d’habileté aux attaques courageuses mais brouillonnes des Confédérés. Globalement les ordres de Lee souffrirent de retards et de réticences graves dans leur exécution. Les attaques furent mal coordonnées, de belles occasions furent gâchées par les commandants de corps sudistes.

Au soir du 2 juillet, Lee restait cependant persuadé que les positions de l’Union étaient prêtes à craquer. Il s’estimait par ailleurs trop engagé pour pouvoir se retirer. Il décida pour le lendemain d’une puissante attaque sur le centre yankee, convaincu que Meade l’avait considérablement affaibli en renforçant ses flancs. Au début de l’après-midi du 3 juillet, il fit précéder l’assaut par le plus fort bombardement sudiste de la guerre. Les quelque 150 canons du jeune colonel Alexander entamèrent avec les batteries fédérales un duel de près de deux heures. Vers 15 heures, les canons se turent, et les Confédérés se préparèrent à l’assaut final, dans un alignement magnifique, comme à la parade, drapeaux au vent, baïonnettes étincelantes sous l’éclatant soleil de juillet. Une vision digne de la guerre en dentelle, une démonstration de courage et de tenue qui stupéfia les Yankees eux-mêmes. La division virginienne du général Pickett, du corps de Longstreet, formant le cœur de l’attaque et renforcée par six brigades du corps de Hill, soit approximativement quinze mille hommes, entamèrent alors une marche de près de deux kilomètres à découvert.
Rien ne sembla tout d’abord pouvoir arrêter la vague grise qui s’étendait sur un front d’un kilomètre et demi, et qui montait vers les positions de l’Union. Mais bientôt prise en enfilade sur ses flancs par les boulets et la mitraille des canons yankees, dont le feu roulant ouvrait de véritables avenues dans ses rangs, l’infanterie sudiste, vacillante et désorganisée, sembla hésiter un instant… Se regroupant vers le centre, elle reprit cependant sa charge vers la crête… Pour recevoir presque en pleine figure les salves foudroyantes des fusils des Fédéraux, brusquement dressés de derrière le mur de pierres qui leur servait de position et d’abri.

L’effort réclamé par Lee excédait probablement les forces humaines et l’élite de l’armée de la Virginie du Nord, qui était elle-même l’élite de l’armée sudiste, périt sur cette pente funeste, qui vaut bien la plaine de Waterloo. Seuls quelques centaines de Virginiens et de Tennessiens, héroïques mais épuisés, parvinrent finalement à atteindre et à percer les premières lignes de l’Union… Aussitôt noyés sous la contre-attaque irrésistible de la réserve nordiste. Le général de brigade Lewis Armistead qui menait ces braves, son chapeau planté au bout de son épée, fut blessé mortellement durant cette action. Adossé à un canon, entouré d’officiers yankees, il adressa ses regrets au général Hancock, son meilleur ami, qui commandait le centre fédéral qu’il venait précisément d’attaquer.
En une demi-heure, le drame avait été consommé… Sur les quinze mille Sudistes montés à l’assaut de Cemetery Ridge, à peine la moitié put rejoindre ses lignes. La division de Pickett était anéantie, elle avait perdu les deux tiers de ses hommes, ses trois généraux de brigades et treize colonels étaient morts ou blessés… Une des plus grandes tragédies des temps modernes venait de se jouer. Avec le destin d’une nation.

Meade renonça tout d’abord à profiter de son avantage. Stupéfait d’avoir infligé une telle défaite au général Lee et à sa légendaire armée de la Virginie du Nord, il dira à ceux qui le pressaient d’agir : « Nous avons suffisamment bien fait ! » Le temps qu’il cède aux exhortations de Lincoln qui l’adjurait d’attaquer, les Sudistes auront pu faire retraite, et le 13 juillet repasser le Potomac vers la Virginie.

Au soir de Gettysburg, Lee se plaindra légitimement d’avoir été mal obéi, il regrettera amèrement l’absence de Jackson, dont la présence eût tout changé, tant dans la vigueur offensive et la coordination des attaques, que dans les manœuvres de contournement. Pleurant ses hommes tombés durant la charge sur Cemetery Ridge et l’occasion perdue de sauver le Sud en achevant la guerre, Lee s’exclamera : « Quelle pitié, ô quelle pitié… »

Contrairement à L’Antietam qui n’était qu’un demi-échec, Gettysburg était pour le Sud un véritable désastre, et la seule vraie grande victoire nordiste. Ce 3 juillet 1863, la roue avait tourné, définitivement en faveur du Nord. Au moment même où les Sudistes refluaient de Cemetery Ridge, sur le front ouest le général Pemberton négociait la rédition de Vicksburg, qui eut lieu le lendemain, 4 juillet. Port Hudson suivrait le 8. Le Mississippi serait désormais contrôlé par les Yankees, ce qui coupait la Confédération en deux. Avec Grant, qui avait commandé le siège de la forteresse de Vicksburg, le Nord avait trouvé le chef militaire qui lui manquait et qui saurait le mener à la victoire, avec une brutale opiniâtreté, augmentant sans cesse la pression sur le Sud asphyxié, sans peur de la casse, malgré des pertes effrayantes et de violentes réactions de l’opinion publique nordiste, jusqu’à ce que la puissance industrielle et l’énorme supériorité numérique yankee aient inexorablement, mathématiquement, raison du courage et du talent sudistes…

La « charge de Pickett », symbole suprême et tragique de la lutte identitaire du Sud, reste l’un des plus purs modèles de courage s’élevant jusqu’à la dimension proprement spirituelle du sacrifice. Le sacrifice qui transcende les oppositions et les haines, qui est un don de l’homme intérieur et lui confère une dignité particulière qui survit aux plus grandes défaites. Parfois certains vaincus sont ainsi plus grands que leurs vainqueurs. Voilà pourquoi l’épopée sudiste continue d’enthousiasmer, et le « Scarry Cross » de flotter encore et toujours sur bien des cœurs. Comme l'a écrit William Faulkner dans Intruder In The Dust, pour les enfants du Sud, qui ne sont pas tous américains, la grande charge de Gettysburg est toujours à refaire.

Lionel Aimecet


 
Retour