Et vous, compagnons,
je vous supplie aussi de reconnaître le capitaine Albert, comme
si c’était moi-même qui demeurât, lui rendant
obéissance que le vrai soldat doit à son chef et capitaine,
vivant en fraternité les uns les autres sans aucune dissension
et, ce faisant, Dieu vous assistera et bénira vos entreprises.
Ayant dit, Ribaut
repart en direction du nord, longe les côtes de la Caroline
actuelle et met à la voile, avant d’être inquiété
par les Espagnols qui peuvent musarder dans les parages, vers la France.
Il arrive au Havre le 20 juillet 1562. Pour découvrir que,
depuis son départ, la situation politique a évolué.
La relative coexistence entre catholiques et protestants est en train
de se gâter. Malgré l’angélisme du chancelier
Michel de l’Hospital, conseiller de Catherine de Médicis,
qui, lors du colloque de Poissy (du 9 au 14 septembre 1561) entre
catholiques et protestants, avait déclaré :
— Otons ces mots diaboliques, noms de partis et de séditions,
luthériens, huguenots, papistes ; ne changeons le nom de chrétiens.
Découvrant la gravité de la situation (on s’est
entre-massacré à Wassy en Champagne, à Sens,
à Rouen, à Lyon, à Tours, à Montpellier),
Jean Ribaut s’engage aux côtés de ses coreligionnaires.
Avec une telle rage que lorsque, le 12 mars 1563 à Amboise,
Catherine de Médicis signe l’édit de pacification,
il juge plus prudent de s’exiler en Angleterre et de s’atteler
à la rédaction d’un livre sur la Floride. Les
Anglais le liront. De près. Et ils en tireront la conclusion
qu’il était temps de s’occuper sérieusement
de cette partie du Nouveau Monde.
D’autant que, non loin des côtes anglaises, un navire
dérivant a été récupéré
par des pêcheurs. A son bord, des morts-vivants. Qui s’avèrent
être des survivants de Charlesfort… De leur récit,
il ressort que, après des jours idylliques, les Français
– au lieu de travailler la terre et de vivre de leurs produits
– s’en étaient remis aux Amérindiens pour
les nourrir. Jusqu’au jour où les Amérindiens
s’étaient lassés. Un hiver terrible. Des dissensions
internes. Le tambour Guernache pendu par Albert de la Pierria pour
insubordination. Et une mutinerie sauvage contre ce capitaine à
qui plus personne ne voulait obéir. Et qui finira par être
assassiné.
Mutinerie
Les mutins s’étaient
alors choisi pour chef le pilote Nicolas Barré. Ne voyant pas
revenir Jean Ribaut et les renforts promis, les exilés avaient
décidé de construire un petit navire de fortune et de
tenter leur chance en voguant vers la France. Pour leur malheur :
à court de vivres, contraints de boire leur urine pour survivre,
contraints de colmater sans cesse un bateau prenant l’eau de
toutes parts, ils en arrivèrent – comme dans la chanson
– à tirer à la courte paille pour dire qui serait
mangé…
Le sort tomba sur le soldat Lachère. Il fut tué. Dépecé.
Dévoré. Et son sang bu à grands traits.
L’affaire va passionner l’Angleterre. Et la reine Elizabeth
qui, curieuse de cette mystérieuse Floride, décide d’y
envoyer le capitaine Hawkins, assisté d’un des survivants
de Charlesfort, Martin Atinas, puis, quelques mois plus tard, le légendaire
Walter Raleigh.
Octobre
1565 : la mort de la Floride française
En France, les
guerres de religion marquant une sorte de répit après
la paix d’Amboise, Coligny décide de renvoyer René
de Goulaine de Laudonnière en Floride. Il lui confie trois
vaisseaux – L’Elisabeth, Le Faucon, Le Breton
– qui quittent Le Havre le 22 avril 1564. A leur bord, le lieutenant
d’Ottigny, l’enseigne d’Erlach, le dessinateur Jacques
Lemoyne de Mourgues, le sergent-interprète Lacaille. L’Elisabeth
est commandé par Jean Lucas, Le Breton par Michel
Vasseur, Le Faucon par Pierre Marchant.
Le 5 mai, les vaisseaux sont aux Canaries. Le 20, à la Martinique.
Le 21, à la Dominique. Le 22 juin, ils sont en vue des côtes
de Floride. On y débarque le 23. Pour retrouver ce qu’il
reste de Charlesfort mais aussi des Amérindiens, toujours aussi
accueillants.
Laudonnière s’installe sur une petite île qu’il
juge stratégiquement bien située et renvoie L’Elisabeth
en France avec mission de revenir chargé de vivres, de munitions
et de renforts en hommes et en matériels.
Fort-Caroline
Sur la petite
île, Laudonnière fait construire, entre le fleuve Sainte-Marys
et la rivière Saint-Jean, un fortin qu’il baptise «
Fort-Caroline ». C’est une vraie place forte. Avec son
corps de garde, ses canons, ses galeries couvertes, son arsenal.
S’étant une nouvelle fois assuré de la bienveillance
des Amérindiens de la région et de leur chef, Satouriana,
il charge alors le lieutenant d’Ottigny de remonter la rivière
de Mai. Il s’acquittera de cette mission avec succès,
établissant de nombreux traités d’amitié
avec les tribus rencontrées en chemin. Ce qui aura hélas
pour effet d’aliéner aux Français l’amitié
de Satouriana, en guerre perpétuelle contre les Thiemonogas.
Laudonnière ayant refusé de combattre les Thiemonogas
pour le compte de Satouriana et des siens, ces derniers cesseront
de ravitailler Fort-Caroline. Bientôt, la petite colonie va
s’enfoncer dans le malheur qui a eu raison de Charlesfort :
insubordination, revendications de toutes sortes, bagarres et, pour
finir, complot.
Dans son Histoire notable de la Floride, il écrit
: « Pendant que je travaillais à gagner et à acquérir
des amis et à pratiquer tantôt celui-ci, tantôt
celui-là, quelques soldats de ma troupe furent subornés
de longue main par un nommé La Roquette, originaire du Périgord,
qui leur donna à entendre qu’il était un grand
magicien et que, par les secrets de la magie, il avait découvert
une mine d’or et d’argent en amont de la rivière.
Chaque soldat, affirmait-il sur sa vie, en tirerait la valeur de dix
mille écus, sans toucher à un million cinq cent mille
qui seraient donnés au roi. Ils s’allièrent donc
à La Roquette et à un autre de ses complices nommé
[Le Gendre], en lequel néanmoins je me fiais beaucoup.
Ce [Le Gendre], avide de s’enrichir par tout moyen,
et assoiffé de vengeance parce que je n’avais pas voulu
lui donner de paquet à porter en France, fit entendre aux soldats
déjà subornés par La Roquette, que je voulais
les frustrer de ce grand gain en ce que journellement je les occupais
à travailler au lieu de les envoyer çà et là
à découvrir des terres. »
Un autre que Laudonnière se serait dépêché
de brancher, sans autre forme de procès, La Roquette et Le
Gendre. Mais Laudonnière, qui est un brave homme, hésite.
Son humanité est prise pour de la faiblesse. Les deux rebelles
et leurs complices essaient à deux reprises de tuer leur chef.
En vain.
C’est alors qu’intervient un des gentilshommes proches
de Laudonnière, le sieur de Marillac. Alors qu’il se
prépare à rentrer par un vaisseau arrivé de France
quelques jours plus tard, il saisit un libelle rédigé
par les deux factieux. Sans attendre, il commande qu’on les
arrête. Alerté par des complices, Le Gendre part se cacher
dans la forêt.
Les
Espagnols se réveillent
Marillac reparti
pour la France, Le Gendre sort de sa cache et vient implorer le pardon
de Laudonnière. Laudonnière le lui accorde. Et Le Gendre
l’en remercie en soulevant, quelques jours plus tard, une partie
de la garnison. Repoussés par les soldats loyalistes, les mutins
s’emparent d’une chaloupe et mettent à la voile
pour la mer des Antilles où ils vont se livrer à la
piraterie.
Ils le font avec une telle insolence que les Espagnols, installés
non loin de Fort-Caroline, en prennent ombrage. Philippe II, qui ne
veut pas voir les Français sur les bords de la rivière
de Mai, ordonne le démantèlement de Fort-Caroline.
Ignorant des menaces qui pèsent sur le fortin, Laudonnière
charge l’un de ses bras droits, un jeune gentilhomme provençal,
La Rocheferrière, de remonter la rivière de Mai jusqu’aux
monts Appalaches. Il rentrera de cette expédition avec des
chaloupes chargées de boucliers d’or et d’argent,
de pépites d’or, de fourrures, de pierres précieuses.
Mais le sort – et d’abord la famine – s’acharne
sur Fort-Caroline. Dans son Histoire de la Nouvelle France,
Lescartot écrit : « S’ils ont eu la famine, il
y a grande faute de leur part de n’avoir nullement cultivé
la terre, laquelle ils avaient trouvée découverte. Ce
qui est un préalable de faire avant toute chose, à qui
veut s’aller pencher si loin de secours. Mais les Français,
et presque toutes les nations d’aujourd’hui, ont cette
mauvaise nature qu’ils estiment déroger beaucoup à
leur qualité de s’adonner à la culture de la terre,
qui néanmoins est à peu près la seule vocation
où réside l’innocence. De là vient que
chacun fuyant ce noble travail, cherche à se faire gentilhomme
aux dépens d’autrui. On veut apprendre tant seulement
le métier de duper les hommes, ou de se gratter au soleil.
»
Pour tenter de remédier à la situation, désormais
désespérée, Laudonnière fait arrêter
un des chefs amérindiens, le cacique Outina. Et il négocie
sa libération contre six semaines de vivres. Six semaines plus
tard, Fort-Caroline fait de nouveau face à la famine. Les Français
effectuent alors des raids pour s’emparer des réserves
de mil des tribus floridiennes. Ce qui provoque un soulèvement
des Amérindiens. Et le harcèlement des soldats français.
Le
début de la fin
Laudonnière
prend alors une décision qui lui crève le cœur
: le démantèlement de Fort-Caroline et le retour en
France sur l’un des trois vaisseaux, qu’il a sagement
gardé à l’ancrage.
Le 3 août 1565, des voiles apparaissent à l’horizon.
Ce sont les quatre vaisseaux de John Hawkins, dépêché
en Floride par la reine Elizabeth. Hawkins accepte de vendre à
Laudonnière un de ses quatre navires et une grosse quantité
de vivres. Prix du troc : sept cents écus et quelques-uns des
canons de Fort-Caroline.
Le 7 août, Hawkins repart vers l’Angleterre pour faire
son rapport à la reine. Le 28 août, c’est au tour
des Français, auxquels se sont joints quelques Amérindiens,
d’appareiller. C’est à ce moment que surgissent
d’autres voiles au large : celles de la seconde expédition
de Jean Ribaut, rentré en grâce et chargé par
Coligny de se réinstaller en Floride.
C’est une forte escadre de six vaisseaux : La Trinité,
La Perle, La Truite, L’Union, L’Epaule de Mouton, L’Emerillon.
Jacques Ribaut (fils ou neveu de Jean Ribaut) commande La Perle. Maillard,
La Trinité. Machonville, L’Union. Valuot,
La Truite. Jean Dubois, L’Epaule de Mouton.
Nicolas d’Ornano, L’Emerillon. A leur bord, 600
soldats ; 200 femmes ; une centaine d’artisans ; un ministre,
le protestant Robert ; des gentilshommes – Lagrange, Ully, San
Marain, Beauhaire, Du Vest, Jonville, La Blonderie – et leur
domesticité.
Sans tarder, Jean Ribaut reprend le commandement de Fort-Caroline
tout en demandant à Laudonnière de le seconder dans
cette tâche. Mais ce dernier, épuisé par tant
d’épreuves, refuse. Il n’aspire plus qu’à
une chose : rentrer en France.
La
guerre
Retapé
par les nouveaux arrivants, bien ravitaillé, Fort-Caroline
recommence à vivre. Mais il est dit que ce fortin français
du bout du monde est voué au malheur. Le 3 septembre, des vaisseaux
espagnols prennent position autour du site. Dans la nuit, La Trinité,
L’Emerillon et L’Epaule de Mouton réussissent
à sortir de la nasse. Le capitaine espagnol, Pedro Menendez
de Avila, furieux d’avoir été joué, se
lance à leur poursuite. N’ayant pas réussi à
les rattraper, il décide de s’occuper de Fort-Caroline.
Mais le poste est solidement fortifié et difficilement réductible.
Les Espagnols se placent alors en embuscade sur la rivière
des Dauphins (qu’ils rebaptisent « San Mateo »).
Le 5 septembre, les trois vaisseaux qui avaient échappé
à Pedro Menendez reviennent mouiller devant Fort-Caroline.
Pour Ribaut, il n’y a qu’un moyen de s’en sortir
: aller à la rencontre des Espagnols, fortifiés à
San Augustin, et provoquer le combat. En attendant que la France envoie
des renforts.
Accompagné d’Ottigny, de Du Vest, de Lagrange et d’Ully,
Ribaut se dirige vers San Augustin. Mais il est surpris par une terrible
tempête et ses quatre vaisseaux s’écrasent sur
les récifs de la côte floridienne. Avec les rescapés,
Ribaut se réfugie dans les forêts proches. Tenu au courant
des malheurs des Français par les Amérindiens, Pedro
Menenez fait route à marche forcée vers Fort-Caroline
où il n’y a plus, sur les cent cinquante hommes de la
garnison, que quarante soldats valides.
Le 20 septembre 1565, à l’aube, les Espagnols s’emparent
du fortin, massacrant tous les hommes, n’épargnant que
les femmes et les enfants. Avec une poignée d’hommes,
Laudonnière réussit à échapper au massacre.
Par les forêts, les marais, les rivières – la malheureuse
troupe en traversera trois à la nage… – les Français
finissent pas retrouver La Trinité, commandée
par Maillard, et La Perle, commandée par Jacques Ribaut.
Sous le feu des Espagnols, les rescapés gagnent la haute mer
le 25 septembre. Jacques Ribaut débarque à La Rochelle
dans les premiers jours de novembre. Laudonnière atteint l’Angleterre
le 11 et passe immédiatement en France pour faire son rapport
à Charles IX et à Catherine de Médicis.
Un
massacre
En Floride, Jean
Ribaut, qui aurait pu organiser une guérilla contre les Espagnols
avec les tribus indiennes ralliées, choisit de se rendre à
ses vainqueurs. Cent cinquante de ses hommes se rendront avec lui.
Deux cents autres choisiront de tenter leur chance dans la forêt.
C’est le bon choix. René Maran : « La mort de Jean
Ribaut fut une boucherie d’autant plus ignoble et cruelle qu’il
s’était rendu sans condition. Sur les ordres de Pedro
Menendez de Avila, Jean Ribaut, d’Ottigny, d’Ully, de
Machonville, Nicolas Verdier, Cossette, Lacaille et tous ceux qui
s’étaient pliés à leur exemple, furent
froidement massacrés. Les uns furent écorchés
vifs. On mutila les autres. C’était à qui raffinerait
dans l’art de torturer ces malheureux. »
En sorte que, écrit un chroniqueur de l’époque,
« les Espagnols gagnèrent le champ et emportèrent
cette glorieuse victoire, tuant ceux-là vaillamment qui s’étaient
rendus ».
Nous étions en octobre 1565. Et la Floride française
avait cessé de vivre.
Alain
Sanders
(1) Il s’agit
sans doute de l’actuelle rivière Sainte-Marys qui fait
quasiment frontière entre la Géorgie et la Floride.