Adam Dollard des Ormeaux

Souvenir : à Montréal, Canada français

La grande ville de Montréal, qui s'appela d'abord Ville-Marie, a eu pour fondateur, en 1642, un Français opiniâtre et aventureux, le sieur de Maisonneuve. Celui-ci, qui avait vu, dans le fleuve Saint-Laurent, une île très belle, à soixante lieux en amont de Québec, s'était résolu à y bâtir un fort, à bâtir une chapelle et un hôpital, qui seraient les deux premières maisons de la cité, l'une étant consacrée à la prière et l'autre à la pitié. Le gouverneur de la Nouvelle-France essaya de le dissuader de son projet, il lui en représenta le péril et l'incertitude. Les inondations ne ruineraient-elles pas la ville naissante ? Les Iroquois permettraient-ils à des Blancs de s'établir dans la forêt, et au bord d'un fleuve où le poisson abondait ? Maisonneuve était un homme. Il répondit qu'il avait traversé l'Océan pour fonder une ville dans l'île de Montréal, et qu'il l'y fonderait ; qu'il n'était pas venu pour délibérer, mais pour exécuter une résolution ; et que, d'ailleurs, tous les arbres de l'île fussent-ils changés en Iroquois, le spectacle ni le danger ne le détourneraient d'établir là une colonie française.

Il fit comme il avait dit. Mais, pendant de longues années, la ville nouvelle ne fut pas sûre. Les sauvages étaient partout embusqués. Ils incendiaient les moissons ; ils épiaient les habitants qui allaient travailler aux champs ; ils les tuaient ; ils arrachaient les chevelures de leurs ennemis, afin d'en orner les haches de guerre. Leur audace allait croissant. Au printemps de 1660, les Français de Montréal s'inquiétèrent plus que de coutume, car de nombreuses bandes d'Iroquois pillaient la contrée, et menaçaient de se réunir pour assiéger le fort, et détruire la colonie naissante.

C'est au cœur des jeunes que les idées héroïques germent le plus vite. Un officier venait d'arriver de France ; il avait vingt-cinq ans ; il se nommait Adam Dollard des Ormeaux. "S'il ne se trouve point, songeait-il, quelques hommes décidés à faire une diversion, et à couper la route aux Iroquois, jamais Ville-Marie ne s'élèvera et n'aura la paix. Nous pouvons encore sauver la colonie ; il est probable que nous mourrons : mais la gloire sera belle." Quelques officiers plus anciens, auxquels il confia son projet, l'approuvèrent et prièrent seulement qu'on attendit, pour partir, la saison des semailles.

 

"Je n'attendrai ni un jour, ni une heure de plus, lorsque j'aurai formé une poignée de solides gars décidés à me suivre", répondit Adam Dollard. Il chercha parmi les compagnons qui savaient tenir un fusil et tirer un chevreuil, mais il ne prit que ceux qui avaient l'âme tout à fait haute. "— As-tu peur de mourir pour Ville-Marie, compagnon ?" — Pas plus que toi. — Alors je t'enrôle." Ils furent dix-sept en quelques jours. Le plus vieux n'avait que trente et un ans. C'était un chaufournier, Alonie de l'Estres. Tous, ils écrivent leur testament, font dire une messe et y communient. Puis ils descendent au bord du fleuve, où les habitants de Ville-Marie, les parents, les amis, chacun voulant avoir le dernier adieu, donner la dernière poignée de main, étaient rangés autour des canots. Et en route ! Voici les plus braves qui s'éloignent.


A peine Adam Dollard a-t-il commencé à remonter le Saint-Laurent qu'il est attaqué, près de l'Ile Saint-Paul, par les Iroquois, et perd trois de ses hommes. Il faut revenir à Ville-Marie, faire le plein en engageant trois combattants nouveaux, remplacer un canot qui a sombré, et les provisions perdues. Ce sont les bagages qui retiennent le plus longtemps.

On repart vers l'Ouest, le 20 avril, on a du mal à remonter les grandes eaux du Saint-Laurent, puis celles de la rivière Ottawa. Le 1er mai, les dix-sept débarquent non loin du rapide du Long Saut, gravissent les pentes qui dominent la rivière et, de crainte d'une surprise, voulant se reposer, observer l'ennemi, l'empêcher, au besoin, de descendre vers Ville-Marie dans ses canots d'écorce, se mettent à l'abri derrière une muraille de pieux et de palissades abandonnée par les sauvages. Là, ils ont rejoints par une quarantaine de Hurons et d'Algonquins, alliés des Français et qui veulent, eux aussi, disent-ils, combattre les terribles Iroquois.
Il y eut quelques jours sans alerte. Puis, un des dix-sept, placé en sentinelle et qui observait la rivière, signala deux canots remplis de guerriers. C'était l'avant-garde d'une petite armée qui se dirigeait vers Québec, et qui espérait bien surprendre les Français, incendier la ville et avoir ensuite facilement raison des colonies de Ville-Marie et de Trois-Rivières. Adam Dollard ne s'était avancé si loin dans le pays que pour empêcher cette expédition et, en se sacrifiant, sauver l'espoir français et les habitants paisibles des villes. Il fit tirer sur les Iroquois. Peu de temps après, trois cents, puis huit cents Peaux-Rouges enveloppèrent la pauvre forteresse.
Enfermés dans l'étroite enceinte, mal protégés par les poteaux de bois dont la plupart étaient pourris et tremblaient sous la pesée de la main, les assiégés et leurs alliés repoussèrent les assauts des Iroquois. Ils souffraient cruellement de la soif, car ils n'avaient aucune provision d'eau. Ils n'avaient point de pain, point de viande, et la farine qu'ils essayaient d'avaler ne passait point leur gorge. Le cinquième jour, au plus fort d'une attaque, tous les Hurons alliés, à l'exception de leur chef, abandonnent les Français, sautent par-dessus la palissade, et se mêlent aux Iroquois, qui les ont appelés et leur ont promis la vie sauve. Les héros de la France n'eussent pas été perdus si l'ennemi n'avait ainsi connu leur nombre. Ils ne sont que dix-sept, disent les traîtres. Et les Iroquois qui hésitaient reprennent courage et reviennent à l'assaut. Ils se précipitent contre la porte, l'enfoncent, pénètrent dans l'enceinte et, un moment arrêtés par les Français qui, n'ayant plus de poudre et plus de balles, se défendent à coups de crosse, ils finissent par abattre le dernier des compagnons d'Adam Dollard.
Les sauvages avaient perdu trois cents de leurs guerriers. Et leur effroi fut si grand, qu'ils renoncèrent à poursuivre leur expédition, et qu'ils s'en retournèrent à la chasse, sans plus menacer Québec, Trois-Rivières et Ville-Marie. "Comment pourrions-nous vaincre les soldats blancs, disaient-ils, s'ils ressemblent aux dix-sept qui ont combattu cinq jours dans le fort du Long Saut ?"

Quelques hommes, dévoués jusqu'à la mort, avaient donc sauvé tout un peuple. Ils étaient de notre race, ils étaient de notre foi, ils ses sacrifiaient pour la France d'Amérique, il ils demandaient de la gloire. La gloire leur est acquise, et ceux qui portent aujourd'hui le nom de ces jeunes gens sont nobles à jamais, dans toutes les âmes.
Voici le récit de la fête qui a eu lieu à Montréal, -- la grande ville bâtie sur l'emplacement de Ville-Marie, -- pour honorer le 250e anniversaire du combat. Ce jour-là, le 29 mai 1910, la place d'armes était décorée de drapeaux. Une foule ardente, fière du passé, confiante dans l'avenir, libre, sous la tutelle anglaise, de parler et de penser à la manière de France, enveloppait le monument éleva à la mémoire du gouverneur de Maisonneuve. Les Anglais eux-mêmes, bien qu'ils ne fussent pas à une fête de famille, avaient envoyé une couronne avec cette inscription : "Hommage des Anglais". Ils s'y connaissaient en bravoure, ayant prouvé la leur et souffert de la nôtre. Le 65e bataillon, composé de Canadiens-Français, en grande tenue, formait la haie, au pied de la statue. Au fond de la vaste place, on vit s'ouvrir le portail de Notre-Dame, et toute une foule nouvelle vint se joindre à celle qui attendait. L'archevêque prit place dans une tribune. Tout le monde était debout. Alors, le capitaine Barré, du 65e, s'avança jusqu'auprès du piedéstal du monument, où est représentée, en bas-relief, la belle mort des dix-sept enfants de Ville-Marie. D'une voix forte, il appela :
— Adam Dollard des Ormeaux ?

Et il y eut un grand silence sur la place. Après une minute, une voix, sortie des rangs des soldats, répondit :
— Mort au champ d'honneur !
Les clairons sonnèrent, et les tambours battirent. Les hommes présentèrent les armes. Le capitaine reprit l'appel :
— Jacques Brassier ? Jean Tavernier ? Nicolas Tillemont ? Laurent Hébert ? Alonie de l'Estres ? Nicolas Josselin ?
Quand il eut nommé les seize compagnons, la voix qui lui répondait dit :
— Tous morts au champ d'honneur !
Les mots s'en allèrent à travers la grande place, comme le vent et la pluie que chacun reçoit. Es clairons sonnèrent de nouveau. Il y eut des milliers de cœurs qui frémirent d'émotion ; il y en eut beaucoup qui prièrent ; il y eut des hommes qui pleurèrent, parce que la vraie gloire est une amitié de nos âmes.


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