Le chef-d'œuvre de Trevanian

 

Avant de parler plus précisément de la somptueuse réédition, chez Gallmeister, de Shibumi (avec trente illustrations noir et blanc de l'illustratrice franco-chinoise Qu Lan), le chef d’œuvre de Trevanian, un mot de cet écrivain. Qui aura passé sa vie à brouiller les pistes. Avec succès.

Trevanian est l'un des noms de plume (il en utilisa au moins quatre autres) de Rodney William Whitaker. Il est né en 1931 à Granville, État de New York, et il est mort (en principe) à West County, Angleterre, en 2005. Il a fait la guerre de Corée, puis des études supérieures dans les universités de Washington et de Chicago. Il sera notamment directeur du département de communication de l'université d'Austin, Texas.

Dans les années soixante-dix, il choisit de vivre de sa plume et prend le pseudonyme de Trevanian en référence à l'historien britannique George Macaulay Treveylian (1876-1962). Son premier roman, La Sanction, paru en 1972, trouve immédiatement son public. Dont Clint Eastwood qui, en 1975, a adapté cette histoire d'espionnage et de haute montagne au cinéma sous un titre éponyme.

Shibumi, le chef d’œuvre de Trevanian, écrivons-nous. Il serait plus juste de dire : l'un des chefs d’œuvre de Trevanian tant il a poussé loin ses talents d'écriture et une imagination qui force l'admiration : L'Expert (1973), Le Flic de Montréal (1976), L’Été de Katya (1983), Incident à Twenty Mile (1998, mon préféré avec Shibumi), The Crazyladies of Pearl Street (2005), etc.

Mais revenons à Shibumi, publié en 1979. Le personnage central de ce thriller, dont je ne connais guère d'équivalent, s'appelle Nicholaï Hel. Aristocrate russe, mais de sang Habsbourg par sa mère, il a survécu à la capitulation du Japon et échappé au goulag soviétique. Polyglotte, d'une intelligence supérieure, un temps tueur à gages de luxe, recherché par toutes les polices du monde (mais pas que), il s'est retiré avec sa jeune maîtresse dans un château de la Haute-Soule au Pays Basque. Rangé des voitures comme on dit.

Un jour, une jeune Américaine, belle comme le jour, Hannah Stern, vient lui demander son aide. Elle est l'unique survivante d'un commando israélien anti-terroriste qui a été décimé alors qu'il se préparait à liquider les derniers responsables du massacre aux JO de Munich en 1972. Pour des raisons qu'on découvrira, le commando a été victime de la Mother Company, une organisation secrète qui contrôle notamment les ressources énergétiques de la planète, qui coiffe la CIA et la NSA, qui tient les gouvernements dans sa main. Se dresser contre la Mother Company (réminiscence du Big Brother d'Orwell, bien sûr) pour les beaux yeux d'une gamine même dur-à-cuire ? Difficile à imaginer. C'est pourtant le défi que va relever Nicholaï Hel. Pour payer une dette d’honneur dont on découvrira là encore le pourquoi au cours du récit.

A signaler aux éventuels amateurs du jeu de go (le héros y a été formé par un colonel de l’armée impériale japonaise) que le livre est divisé en six chapitres dont les titres sont des moments de ce jeu stratégiquement élaboré : fuschi, sabaki, seki, uttegae, shicho, tsuru no sugomori.

Comme Trevanian est une véritable encyclopédie à lui tout seul, le livre est bourré de références, d'informations (info ou intox ? Va savoir...), d'indiscrétions géopolitiques (les choses derrière les choses), de provocations, d'affirmations politiquement incorrectes (aujourd'hui les chiens de garde du mondialisme ne laisseraient plus passer un tel livre). Bref, on n'en sort pas intact.

Trevanian, qui a longtemps vécu en France (au Pays basque justement), a su préserver jusqu'au bout son mystère (certains doutent même qu'il soit mort en 2005 et en Angleterre) et ses talents d’imposteur de génie. Il aura connu la gloire littéraire de son vivant avec des millions d'exemplaires vendus de ses livres. Avait-il atteint le shibumi, cette calme euphorie dans le détachement du monde ? C'est déjà une autre histoire...

Alain Sanders

 

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